Quand sommes-nous?
ou
L’absolue-peinture d’Alexandre Masino
Texte de Jean-Marc Desgent
Les écrits numéro 153,
automne 2018
Tabla luna, 2015 Encaustique et feuille d'or sur panneau Encaustic and gold leaf on panel 30” x 48” / 76 x 122 cm |
Alexandre
Masino mange, dort, lit pour peindre. Je me souviens l’avoir rencontré
sur la rue Saint-Charles, à Longueuil, il y a de ça plusieurs années,
dévorant une pêche ou une poire puisée dans un sac rempli de fruits
qu’il voulait peindre et le fruit qu’il était en train de manger
finirait éventuellement sur une de ses toiles, m’a-t-il dit… Il ne
pouvait pas ne pas le peindre puisqu’il l’avait goûté, l’avait avalé le
métamorphosant ainsi en une sorte d’éternité comme dans Rêves éveillés
(page 28) ou L’arbre d’Idunn (page 36). Il mange, lit, dort, tout comme
il parle en peinture, pour la peinture, de la peinture, il discute
couleurs, tons, jeux des différentes luminosités, il peint son être ou
ce qui devient le fruit de son être, en peinture.
Mnemosyne (Objet - Temps), 2016 Encaustique et feuille d'or sur panneau Encaustic and gold leaf on panel 48.5” x 32.5” / 123 x 82.5 cm - Fermé / Close 48.5” x 65.5” / 123 x 166 cm - Ouvert / Open |
Masino nous donne à voir un monde concret ( fruits, arbres et paysages, livres, voiliers et objets de toutes sortes ) mais aussi, il nous fait ressentir ses gestes calés en des matières légères ou pesantes, par des traits fins ou par de larges coups de pinceau, et à partir de ces «images» du réel, de toutes ces techniques artistiques, surviennent, disparaissent, se transforment sous la surface évidente du tableau, des silhouettes, des ombres mouvantes, bouillonnantes et, si ces silhouettes, ces ombres troublantes existent bel et bien, si celles-ci bougent, si elles viennent à nous, c’est qu’elles obéissent à une autre présence que celle du seul regard du spectateur, elles vivent par la lumière changeante à souhait, par le déplacement subtil de la luminosité et l’imperceptible vibration du spectateur lui-même car sa rétine est bouleversée, elle vibre intensément.
Kintsukuroi, 2014 Encaustique et feuille d’or sur panneau Encaustic and gold leaf on panel 11” x 12” / 28 x 30.5 cm |
Paroles et silence, 2015 Encaustique et feuille d'or sur panneau Encaustic and gold leaf on panel 16” x 16” / 40.5 x 40.5 cm |
Ces ombres, comme les anges et leurs mystères, vivent, viennent, s’en
vont, reviennent par la danse de la lumière sur l’encaustique et les
glacis, les transparences, par ses divers empâtements travaillés par la
gestuelle réfléchie du peintre (peindre à l’encaustique exige de penser
vite et de constamment songer aux gestes posées sur la toile), vivent,
viennent, s’en vont, reviennent par le corps entier des spectateurs; ces
derniers, corps et lumière, corps dans la lumière, agitations
intérieures des êtres qui regardent, recréent ces présences au moyen des
transparences proposées par Masino. Spectateurs et lumière détruisent,
réinventent continuellement, indéfiniment différentes aussi, ces figures
fantomatiques; je pense, ici à Tabla luna (page 9) ou à Le souffle de la mer (page 92-93).
La présence du réel, 2017 Encaustique et feuille d’or sur toile de lin sur panneau Encaustic and gold leaf on linen canvas on panel 32” x 46” / 81 x 117 cm |
Combien de tableaux y a-t-il dans un tableau de Masino? Son utilisation
singulière de l’encaustique permet tous ces effets de vie, de
disparitions momentanées, de matière éthérée, de montagneuses
immatérialités. La peinture de Masino est dans le temps de la lumière,
passages furtifs, subtils ou éclatants de la lumière sous éclairages
solaire ou électrique (c’est aussi ça, la modernité!). Conséquemment,
ses tableaux «passent mal» lors de représentations auprès des différents
jurys gouvernementaux ou privés jugeant ses œuvres à partir de
diapositives, à l’époque, de photographies digitales, maintenant. Sur
ces supports techniques, tout est «aplati», disparaissent les reliefs
produits par les changements constants de la lumière, disparaît la
matière travaillée de l’encaustique. Il ne reste plus que des fruits,
des bateaux, des paysages… Sujets banals, s’il en est… Sur ces supports
techniques, il n’y a rien qui vient frapper ou lécher l’encaustique, les
glacis, les feuilles d’or ou de bronze constamment utilisées par le
peintre. Les représentations imprimées de ses tableaux (comme celles que
vous avez sous les yeux, chère lectrice, cher lecteur) ne rendent pas
ces jeux, ces effets, ses intelligences picturales. Et peindre, on
l’oublie beaucoup, ce n’est pas prendre une photographie d’un objet
artistique, peindre, c’est assumer la lumière et le travail de la
matière picturale. Les spectateurs (ici, lectrices et lecteurs) doivent
comprendre que la photo d’un tableau n’est absolument pas le tableau,
comprendre qu’ils ne sont pas devant l’œuvre, l’œuvre vraie, travaillée
par le peintre: ses réelles couleurs, sa gestuelle, même ses dimensions.
À ce sujet, il faudrait se plonger dans le grand texte (tout court, par
ailleurs) de Jean-François Lyotard, Anima minima, publié en 1993, dans,
Moralités postmodernes.
Les étreintes de nuit I, 2017 Intaglio, feuille d’or & encaustique monoprint sur papier Gampi Intaglio, gold leaf, & encaustic monoprint on Gampi paper 47 x 43 cm \ 18.5" x 17" |
Obsession de la peinture, travail acharné de l’encaustique, changements
de luminosité, tous trois circonscrivent bien la démarche du peintre
mais, aussi il faut parler du déploiement des temps pluriels de sa
peinture, dans la peinture. Quelle heure est-il? Quel temps fait-il? Je
devrais plutôt écrire: quelles heures sont-elles, en quels temps
somme-nous? Temps distendus, suspendus, retenus, et, finalement,
glissant jusqu’à nous grâce à l’acharnement inventif, à l’encaustique
elle-même, aux jeux provoqués de lumières naturelles ou électriques et
aux déplacements temporels des références artistiques, voilà comment
s’élabore l’absolue-peinture de Masino. Tous les quatre ensemble
dans une dynamique commune et réfléchie produisent des effets
vibratoires visuels et conceptuels. Le peintre nous place et nous
déplace d’une époque ancienne à une autre ou à la nôtre, nous remémore
les icônes de l’Antiquité ou les figures de la Renaissance, les marines
du 19e siècle (Le chant de l’eau, page 106), le symbolisme d’un certain Van Gogh (Jusqu’à la porte du ciel, page 136), les natures mortes de Cézanne (Mnémosyne,
page 19-20), nous faisant traverser l’océan Atlantique, en route vers
l’Europe ou celui du Pacifique, en route vers l’Extrême-Orient (Échos et résonances, page 48).
Le chant de l’eau, 2016 Monotype à l'encaustique sur papier Népalais Encaustic monotype on Nepalese paper 30” x 20” / 76 x 51 cm |
Passage, 2016 Monotype à l'encaustique et feuille d’or sur papier Tatemi Encaustic monotype and gold leaf on Tatemi paper 12.5” x 28” / 32 x 71 cm |
Quand sommes-nous? Nous étions, nous sommes et serons à tous les
temps, à toutes les lumières, celles du matin comme celles des heures
plus tardives, devant de grands livres ouverts (L’écume du temps, page
124) comme s’ils étaient posés sur des pupitres médiévaux devant
lesquels les moines copistes travaillaient. Comme je l’affirmais dans un
autre texte sur Masino, la peinture du Longueuillois synthétise et
propose tous nos temps dans l’histoire de la peinture, devant chaque
œuvre du peintre, le spectateur, chaque spectateur pourrait, entre
autres, se poser les questions: Depuis quand suis-je? À quel moment
est-ce que j’apparais? À quelle heure est-ce que je disparaîtrai? C’est
aussi la nature «perpétuée», opposée à une nature qui se meurt, que l’on
tue.
L’écume du temps (Ehon), 2015 Encaustique, fusain et clous antiques sur livre monté sur panneau Encaustic, charcoal and antique nails on book on panel 17” x 28.5” / 43 x 72 cm |
Tout comme ses figures humaines devenues icônes, images de la mort
dépassée, transcendée, qui se rappellent à nous et qui nous devancent.
Temps suspendus et démultipliés, icônes passées, antiques, médiévales,
renaissantes ou modernes par leurs traitements, leurs vibrations ou
leurs blessures suggérées fascinent notre petite temporalité. Ses
portraits sont les temps de l’œuvre. Son absolue-peinture s’oppose au
temporaire, à l’événementiel, à la performance. Par exemple, c’est
Alexandre Masino qui a peint le portrait de la première de couverture de
mon recueil, Strange Fruits (Les êtres étoilés II, page 87), qui est
typique de sa manière… Combien de lecteurs m’ont demandé où avais-je
trouvé ce tableau de la Renaissance italienne? Je répondais qu’il serait
impossible de trouver une telle iconographie, une telle manière, une
telle organisation désorganisée dans l’ensemble de la peinture de cette
époque. Et la réaction était toujours la même: étonnement mêlé à une
soudaine prise de conscience… Cette œuvre n’est pas renaissante, mais
l’œuvre de Masino y fait référence, se situe justement au cœur de la
peinture occidentale, voyageant, en aller-retour perpétuel, d’un
quinzième ou d’un seizième siècle probable ou non jusqu’à nous,
maintenant.
Jusqu’à la porte du ciel, 2018 Encaustique sur panneau Encaustic on panel 18” x 26” / 46 x 66 cm |
Comme si sa peinture travaillait dans un temps a-chronique, jouait avec
le temps, la matière et la lumière, les prenait à partie, dansait avec
eux et les retournait en tous sens. Comme si le peintre et le spectateur
étaient devenus les lieux sur-temporels où tous les moments de l’art se
fusionnaient, tout en échappant à chacun d’eux. Comme si le peintre et
le spectateur posaient ou se posaient la question: Quand sommes-nous?
Jean-Marc Desgent
Longueuil, juillet 2018
Jean-Marc Desgent
Longueuil, juillet 2018
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